take shelter -r.

La seule personne à être au courant de mon don. La seule personne à qui j’avais raconté cette première fois, dans l’ambulance, où j’avais vu la mort imminente de cette homme survenir avant même que son heure n’ait réellement sonnée. Une heure plus tard, je revivais ce même rêve lucide mais cette fois pour de vrai. Dans les mêmes moindres détails. C’est à ce moment-là que j’avais compris qu’un truc ne tournait pas rond chez moi, et que ces mythes et légendes de Sailbrooks n’étaient peut-être pas que de la merde comme je l’avais toujours pensé. Je m’étais alors réfugié dans les bras de ma meilleure amie, Arabella, et je lui avais tout raconté. Depuis, à chaque fois que j’ai une de mes visions quant au futur, elle est la première à être mise au courant. La première à me rassurer sur le cours de la vie, la première à me ramener à l’ordre quand je veux m’imposer entre l’autre et son destin. Parce que certaines morts n’ont peut-être bel et bien pas lieu d’être, mais sont tout de même inscrites dans le bon ordre des choses. J’ai compris, grâce à elle, que ce don ne fait pas de moi Dieu. Je ne peux pas m’entêter à vouloir changer tout ce qu’il y a de mauvais dans l’avenir de quelqu’un. Je reste tout de même un simple être humain, impuissant malgré tout face à la vie. Cette forte et puissante vie. Là, j’avais convié Arabella à ce dîner de homard parce que j’avais eu une autre de mes visions. Celles-ci étaient très, très rares. Une à tous les quatre ou cinq mois, je dirais. Celle-ci était ma quatrième depuis le début. Vous vous doutez donc bien que ce n’était pas un événement anodin, et que Arabella s’arrangeait toujours pour me rejoindre le plus rapidement possible quand cela arrivait. Celle-ci entra dans le Two Lobster Pound quelques minutes après l’heure de notre rendez-vous. Je lui fis signe de la main, pour qu’elle m’aperçoive, un sourire aux lèvres. Malgré la raison de notre rencontre, j’étais content de la voir. Comme toujours. Elle s’assit en face de moi après que j’aie déposé un baiser sur sa joue. « Merci d’être venue. » J’étais nerveux. « Je te laisse regarder le menu avant, moi mon choix est déjà fait. » Comme toujours, j’allais prendre l’assiette qui venait avec deux homards entiers déposés sur un lit de salade et de légumes crus variés. Leur spécialité avait beau être les hot-dog au homard, moi, je préférais le homard à l’état pur. Je tendis donc le menu à mon amie et pris une gorgée d’eau. Ce moment je l’avais attendu depuis deux mois. Deux mois depuis que j’avais eu cette vision, oui. Pourquoi avoir mis temps de temps avant de faire appel à ma meilleure amie ? Parce que cette vision m’impliquait, et que ça, c’était inhabituel pour moi. J’avais eu du mal à faire le vide dans ma tête pour tout analyser, tout comprendre, tout accepter.

If you're cold I'll keep you warm
If you're low just hold on
Cause I will be your safety
@dido, don't leave home

Passant et repassant une main nerveuse dans sa chevelure, Arabella remonte la rue qui conduit au Two Lobster Pound la boule au ventre, elle n’y peut rien elle a toujours été d’une nature anxieuse. En fait, cette boule au ventre ne la quitte pas depuis que Jackson, son meilleur ami, l’a appelée pour qu’ils se rejoignent pour manger, pour qu’il lui fasse part de sa dernière vision. Comme à chaque fois. Bien sûr, elle fera de son mieux pour le cacher dès qu’elle sera en sa présence, parce que ça n’aiderait en rien la situation, parce qu’elle fait toujours ça aussi un peu. En fait, elle redoute systématiquement ce qu’il lui apprendra, elle a peur que tout ça finisse par se retourner contre elle. Elle craint qu’à un certain point ces visions finissent par le ronger, elle craint qu’un jour l’une d’elles touche quelqu’un de trop proche, quelqu’un d’aimé, quelqu’un qu’il ne pourra pas s’empêcher de tenter de sauver, quel qu’en soit le coût. C’était sans doute extrapoler un peu trop, mais nature anxieuse – une fois encore – oblige, la jeune femme ne peut pas s’empêcher de s’inquiéter pour lui, plus que de raison.
Elle prend une pause alors qu’elle atteint l’entrée du restaurant. Elle inspire profondément, inspire longuement et affiche finalement son sourire discret habituel, essayant de se concentrer uniquement sur le fait qu’elle va manger avec son meilleur, rien de plus. Elle chérit toujours ces moments-là. Après une ou deux minutes, elle finit par pousser la porte et pénètre à l’intérieur, balayant les tables du regard pour trouver celle où Jackson est déjà installé. En quelque pas elle l’a rejoint et elle glisse une main dans les cheveux du jeune homme – une vieille habitude persistante – alors qu’il dépose un baiser sur sa joue en guise de bienvenue. Il la remercie alors d’être venue et elle secoue gentiment la tête en souriant un peu plus. « Toujours. » répond-t-elle. Elle répondra toujours présente, quoi qu’il arrive, en toute circonstance et elle sait qu’il le sait, ce qui ne l’empêche pas pour autant de la remercier, comme là, à chaque fois. Quand la serveuse arrive un peu après, l’institutrice commande sans grande conviction la salade du chef. Elle n’a pas vraiment faim, anxiété aidant, mais elle fait bonne figure et préfère opter pour quelque chose de relativement léger. Elle sait déjà qu’elle ne fera surement que picorer distraitement dans son assiette, tout comme elle sait déjà ce que Jackson va commander, c’est toujours la même chose.
Arabella attend qu’ils se retrouvent de nouveau seuls et elle porte alors réellement le regard sur le jeune homme, elle le détaille discrètement, songeuse. Il a réellement l’air nerveux cette fois, plus que d’habitude, et ce n’est pas pour aider sa propre nervosité. Elle remet en place derrière son oreille une mèche folle et pose alors une main sur celle de son meilleur qui trône sur la table. « Je suis là. » dit-elle tout bas, presque un chuchotement. Elle veut le rassurer, elle n’aime tellement pas le voir comme ça. Elle attend qu’il partage la vision qui le tourmente, qu’il soulage son esprit. Aussi longtemps que ça vient de lui, elle peut tout entendre, tout encaisser, tout supporter. C'est vrai que leur amitié a tendance à bien souvent surprendre les autres, ils sont presque deux opposés, mais Bella aime à les considérer comme complémentaires plutôt au contraire. Il a toujours été là pour elle, patient, il n'a jamais tenté de la changer, de la pousser dans ses retranchements, en fait il l'est l'un des seuls a l'avoir prise et acceptée comme elle est.

Quand Arabella répondit « toujours », je savais qu’elle était sincère. Que c’était la vérité, et que ce serait toujours ainsi. À chaque fois que j’appelais à l’aide, elle arrivait en courant pour me sauver. J’espérais qu’elle savait que ce serait également le cas jusqu’à la fin de mes jours quand c’était à son tour d’avoir besoin d’une épaule, d’une oreille. Cette jeune femme était si spéciale pour moi, une confidente, une amie, une complice. C’était la plus belle relation que je pouvais avoir avec une femme autre que ma mère. Même mes histoires d’amour n’égaleraient sans doute jamais mon histoire avec Arabella. Arabella et Jackson. Jackson et Arabella. C’était comme ça. Sa main glissa dans mes cheveux alors que je lui faisais la bise et une seconde après, nous étions assis l’un en face de l’autre. Je la sentais énervée, anxieuse même. Je ne savais pas trop pourquoi elle avait cette nervosité dans sa voix, son visage et ses mouvements. L’avais-je alarmée avec ma propre inquiétude face à ma vision ? Sans doute. Arabella était si proche de moi, elle ressentait ce que je ressentais et se faisait toujours du souci quand je perdais mon sang-froid, quand je perdais la tête ou la raison. Je commandai mon plat avec grand manque d’originalité, et mon amie commanda la salade du chef. Je devinai facilement que son appétit n’était pas au rendez-vous. Bon, à la limite, si elle ne terminait pas, j’allais le faire à sa place. Moi, je mangeais mes émotions. Et je n’avais aucune gêne à finir les plats des autres – on me connaissait gourmand.

Quand nous nous retrouvâmes finalement seul, vraiment seul, sans avoir à anticiper l’arrivée de l’hôtesse ou de la serveuse, la jeune femme porta son regard sur moi et me dévisagea longuement. Je devins tout d’un coup nerveux, parce que ça voulait dire que pour la première fois depuis ma vision, j’allais devoir la partager avec quelqu’un. Certes, il n’y avait personne d’autre qu’Arabella à qui je voulais en parler, mais de le faire était quand même une grosse étape. Parce que j’avais l’habitude de relater le futur des autres, pas le mien. Et étant un homme détaché pour le moment du concept de l’amour, de la famille, bien que voulant tout cela un jour, je n’étais pas prêt. Cette vision me foutait donc la frousse totale et je ne savais pas comment réagir face à l’autre personne impliquée. Un peu plus et les sueurs froides coulaient le long de mes tempes quand Arabella posa une main sur la mienne, m’affirmant qu’elle était là. En temps normal, j’aurais éclaté de rire face à une affirmation aussi évidente et stupide à dire, mais là, je comprenais. Elle était là. Pour moi. Pour m'écouter. Là, maintenant. Tout de suite. J’hochai la tête.

« J’ai eu une vision. » Oui, ça, on le sait tous, merci Jackson. « Mais … elle était … différente des autres. » Je sentis Arabella plus confuse, et intriguée aussi. Sûrement encore plus nerveuse. Je jouais avec mon verre d’eau, le faisant tourner sur place, manquant de faire un dégât. Je le regardais avec une grande attention, puis je pris une grande inspiration et regardai ma meilleure amie. « Elle était à propos de moi. J’ai vu mon futur. J’ai … j’ai vu … ma vie, à moi, dans … dans je ne sais même pas combien d’années, en fait. » Arabella se demandait évidemment quel genre de vision c’était. « C’était le jour de mon mariage, Bella. Mon mariage. J’ai tout vu, comme des flashs imagés qui passaient l’un après l’autre l’entièreté de la journée de mon mariage. Et au bout de l’allée dans sa robe blanche c’était … Meena. » Voilà, tout était dit. Étrangement, je cru voir dans le regard d’Arabella une once de soulagement. Alors je compris qu’elle avait sans doute imaginé le pire, vue mon angoisse. La maladie, la mort, même. Je me rendis compte à quel point j’avais peut-être trop dramatisé à son égard.